• RETER BIEN, Dartmouth College, Η.Π.Α.

    LE CHRIST SPIRITUEL DE SCORSESE

    Riparius, New York.
    La bigoterie est particulièrement laide lorsqu'elle est pratiquée par les Chrétiens, qui devraient être humbles et pleins de compassion, comme le fondateur de leur religion. La campagne menée par des intégristes protestants contre le film de Martin Scorsese tiré du roman de Nikos Kazantzakis La Dernière Tentation répond de manière précise à la définition que le dictionnaire donne de la bigoterie : « étroitesse d'esprit et intolérance, au mépris de la raison ou des arguments logiques ».

    Le livre de Kazantzakis a été attaqué de la même manière déraisonnable. Quand il est paru en Grèce, en 1955, l'Eglise orthodoxe a entrepris de poursuivre l'auteur en justice. Quand les traductions sont sorties dans différentes langues d'Europe occidentale, l'église catholique romaine a mis le roman à l'index. Aux états-Unis, des intégristes protestants ont tenté en vain de faire disparaître la traduction du livre des bibliothèques. Cela se passait en 1960.

    Néanmoins, durant les trois dernières décennies, "La Dernière Tentation" a été largement admirée en Europe, en Grèce et aux USA par des gens soucieux d'approfondir leurs convictions religieuses. Ceci, parce que la version que donne Kazantzakis des évangiles, loin de saper les bases du christianisme, donne à l'œuvre de Jésus davantage de sens pour l'homme moderne.

    Martin Scorsese fait partie de ceux qui comprennent l'objectif du roman. Cependant, le 15 juillet, Bill Bright, membre de l'organisation "Campus Crusade for Christ" (Croisade universitaire pour le Christ) a offert de rembourser de ses dépenses la société Universal Pictures si elle retirait de la circulation toutes les copies du film sacrilège incriminé afin de pouvoir les détruire. Universal a répliqué éloquemment par une pleine page de publicité, selon laquelle la liberté de pensée n'est pas à vendre.

    Le film (que je n'ai pas vu) doit sortir demain en salles. Atteindra-t-il une large audience, en dépit des intrigues des intégristes pour convaincre les chaînes de cinémas de le boycotter ?

    Quel paradoxe que des ministres du culte chrétien soient hostiles à une version littéraire aussi pieuse de la vie de Jésus ! Se concentrant sur certaines libertés artistiques prises par Kazantzakis, ils l'accusent d'humilier le Christ.

    Mais le but de son roman est de nous offrir à tous Jésus comme modèle, en un temps où la civilisation moderne est en déclin à force de privilégier le bonheur au détriment de la spiritualité.

    Le Jésus de Kazantzakis se consacre entièrement au service des autres, à la réconciliation et à l'amour désintéressé. Je dirais cela dans la propre langue des intégristes, langage que Kazantzakis partage : Jésus est suprêmement dévoué à la volonté de Dieu.

    Ce que Jésus fait (et que Kazantzakis espère que nous ferons, inspirés par l'exemple du Christ), c`est résister à la « dernière tentation », autrement dit, à l'ultime obstacle, le plus grave, à la vie spirituelle.

    En définissant cette dernière tentation comme celle du bonheur, Kazantzakis s'éloigne de la lettre, mais non de l'esprit des évangiles. Dans sa version, le bonheur, qui vient par le biais du confort matérialiste, n'est pas fondamentalement différent des tentations de Jésus au désert, dans le récit qu`en donnent les évangiles ( Matthieu IV, 1-2, Luc IV, 1-13), et qui, toutes, impliquent le pouvoir matériel.

    Kazantzakis associe simplement le matérialisme à l'homme moyen, lorsqu`il soumet et fait résister son Jésus à la tentation universelle de placer le confort, la sécurité, la réputation et la progéniture au-dessus de la peine, de la solitude et des souffrances d'une vie consacrée à l'esprit.

    L'espace d'un instant, Jésus imagine un itinéraire différent, heureux celui-là. Il imagine qu'Il fait l'expérience de la vie sexuelle, fonde une famille, est respecté comme le meilleur charpentier de Nazareth. Bref, Il imagine qu'Il est heureux. Mais Il rejette ensuite cette vision et réaffirme la vocation spirituelle qui l'a conduit au martyre de la crucifixion.

    Voilà donc la manière, condamnée comme blasphématoire par les intégristes, dont Kazantzakis dramatise les conclusions de saint Paul sur les tentations de Jésus : « "Car certes ce n'est pas à des anges qu'il vient en aide, mais c'est à la postérité d'Abraham. De là vient qu'il a dû être fait semblable en tout à ses frères, afin d'être un Pontife miséricordieux et qui s'acquittât fidèlement de ce qu'il faut auprès de Dieu, pour expier les péchés du peuple; car, c'est parce qu'il a souffert, et a été lui-même éprouvé, qu'il peut secourir ceux qui sont éprouvés. (…) Car nous n'avons pas un grand prêtre impuissant à compatir à nos infirmités; pour nous ressembler, il les a toutes éprouvées hormis le péché." » (Lettre de saint Paul aux Hébreux, II, 16-18, IV, 15).

    Je ne veux pas dire que Kazantzakis était un chrétien orthodoxe. Sa foi, il la perdit encore adolescent, quand il se révéla incapable de concilier les enseignements de Darwin avec la promesse de vie éternelle que donne le christianisme. Mais jamais il ne perdit l'admiration qu'il nourrissait pour le Christ ni la conviction que la vocation idéaliste qui conduit à la souffrance, à la mort et à la résurrection demeure pour nous aujourd'hui, comme pour les premiers Chrétiens, la quintessence d'un itinéraire spirituel.

    Il est bien évident qu'il interprète et qu'il prend des libertés. Mais son objectif, ainsi que tant de lecteurs l'ont découvert, est de rendre Jésus accessible au XXème siècle.

    Aussi suis-je contrarié et perplexe devant la colère des intégristes. Leur opposition au film, si étrangement contraire aux objectifs dont ils se proclament, dérive de cet attachement à la lettre, typique des pharisiens, auquel Jésus lui-même était opposé. Ils sont horrifiés par l'interprétation. Et pourtant le dessein le plus important de l'œuvre du Christ était d'inciter les descendants d'Abraham à rechercher l'esprit de la doctrine traditionnelle, plutôt que la lettre, afin de donner à cette doctrine un sens à leur propre condition humaine

    Si Kazantzakis était en vie pour voir la nature de l'opposition des intégristes, il riposterait sans aucun doute à Bill Bright par les mots que Jésus prononce dans le Sermon sur la montagne (Matthieu VII, 30 : « "Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l'œil de ton frère, et n'aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil ?" »

    (c) Peter Bien