« Nous sommes devenus aussitôt, sur le champ, amis. Nous étions si différents d'un de l'autre que nous avons deviné tout de suite que l'un avait besoin de l'autre et qu'à nous deux nous réaliserions un homme complet.
Moi, âpre, avare de paroles, dans ma dure écorce populaire, plein de questions, d'angoisses métaphysiques, le brillant de la façade ne me trompait jamais, je devinais le crâne derrière le beau visage ; sans aucune ingénuité, sans aucune assurance, je n'étais pas né prince, je m'efforçais de la devenir.
Lui, enjoué, grandiose, sûr de lui, avait un corps racé, la conviction simpliste et fortifiante d'être immortel ;
il était sûr d'être né prince et n'avait pas besoin de désirer le sommet, puisqu'il se trouvait déjà, il en était sûr, au sommet. Il était sûr d'être unique et irremplaçable, il n'acceptait d'être comparé à aucun autre grand créateur, mort ou vivant ;
et cette ingénuité lui donnait de l'assurance et une grande force.
[...]
Plus tard, quand je l'ai mieux connu, je lui ai dit un jour :
-La grande différence qui existe entre nous, Anghélos, c'est celle-ci : toi, tu crois que tu as trouvé la délivrance, et par là-même tu es délivré ;
moi, je crois qu'il n'y a pas de délivrance et, en le croyant, je suis délivré. »
Nikos Kazantzakis, Lettre au Greco
Paris, Presses Pocket, 1991, p.190-191. Traduction française de Michel Saunier.